Des idées?
Extrait de Courrier International:
http://www.courrierinternational.com/article/2010/12/16/le-plaisir-urbain-de-la-cueillette-sauvage
Le plaisir urbain de la cueillette sauvage
Au Royaume-Uni, la mode est au scrumping, une activité
qui consiste à récolter les fruits sur des arbres négligés par leurs
propriétaires. Reportage à Londres.
16.12.2010 | Sara Calian | The Wall Street Journal
Il y a quelques semaines, mon amie Sarah Cruz m’appelle un samedi matin à 9 heures et me dit :
“On a trouvé un verger secret dans une propriété abandonnée, tu peux
prendre mon matériel de cueillette dans ta voiture, j’arrive à vélo, on
se retrouve à midi.” J’installe mes filles de 3 et 5 ans dans la
voiture et appelle mon mari pour lui dire d’aller chercher notre fils de
7 ans après son entraînement de foot et de nous rejoindre à vélo sur le
lieu de la cueillette, dans un quartier vert de l’ouest de Londres. Il
était impossible d’apercevoir le verger de la rue. Karen Liebreich, une
autre cueilleuse venue avec Sarah, est donc venue nous chercher et nous a
guidés à travers un jardin envahi de ronces et jonché de débris jusqu’à
cinq arbres chargés de pommes Bramley à maturité.
Aventure clandestine
Enfants comme adultes avions tous l’impression de vivre une grande
aventure clandestine alors que nous ne faisions que ramasser des pommes à
dix minutes de chez nous. Plus précisément, nous faisions ce que les
Britanniques appellent du scrumping, c’est-à-dire que nous
récoltions les fruits d’arbres qui ne nous appartenaient pas, un
phénomène très en vogue en ce moment à Londres et dans tout le
Royaume-Uni.
Les informations sur les lieux de cueillette possibles circulent entre
ramasseurs, de bouche à oreille. Au printemps dernier, Sarah Cruz a
ramassé des cerises dans un parc des environs. “Les gens me regardaient comme si j’étais une voleuse”, se rappelle cette coordinatrice de ramasseurs volontaires. “En réalité, nous aidons la municipalité en ramassant des fruits qui, autrement, auraient pourri. Nous évitons le gâchis.” De
fait, les autorités du district londonien de Hounslow, où est située
cette zone de cueillette, se montrent très compréhensives. “Nous
sommes plus qu’heureux, nous a-t-on déclaré, de voir des gens profiter
de nos arbres et de leurs fruits dans le quartier le plus vert de
Londres.”
Sarah et Karen font partie d’un tout nouveau bataillon de ramasseurs de
fruits qui n’hésitent pas à escalader les barrières et à affronter
toutes sortes de dangers – des tessons de bouteille aux buissons
d’orties, en passant par les chiens méchants et les rats défendant leur
territoire – pour ramasser des fruits de saison dans des endroits
improbables. Les adeptes du scrumping possèdent même leur
propre organisation, Abundance, qui rassemble des bénévoles dans tout le
pays pour ramasser des fruits non récoltés. A Londres, Abundance est
officiellement reconnue comme une association caritative.
Difficile de savoir si ces ramasseurs indépendants sont dans
l’illégalité. La porte-parole de la police municipale de Londres n’avait
officiellement aucun commentaire à faire sur le sujet et s’est
contentée de déclarer qu’il n’y avait récemment eu aucune plainte ni
interpellation liée au scrumping et que ces pratiques n’étaient
pas suivies officiellement, laissant ainsi entendre qu’elles étaient
tolérées tant qu’aucun propriétaire ne déposait plainte.
Il n’en a pourtant pas toujours été ainsi. Les archives criminelles
d’Angleterre et du pays de Galles montrent qu’entre 1791 et 1892
plusieurs centaines de personnes ont été déportées en Australie pour vol
à l’étalage, fraude ou scrumping. Techniquement, le scrumping est toujours considéré comme un délit, indiquent les archives nationales, mais la dernière plainte remonte à 1829.
Plus d’une tonne de fruits
“Le ramassage de fruits a littéralement explosé cette année”,
explique
Anne-Marie Culhane, cofondatrice d’Abundance à Sheffield. Son réseau de
bénévoles est passé de seulement 30 personnes avant la récession à près
de 200 aujourd’hui. “Nous avons donné une légitimité au scrumping.”
Certains propriétaires qui ne peuvent pas récolter les fruits de leur
jardin font d’ailleurs maintenant appel à Abundance pour faire ce
travail.
Avec ses groupes d’écoliers et d’adultes bénévoles, Sarah Cruz a récolté
plus d’une tonne de fruits cette saison. Elle les revend généralement à
des restaurateurs locaux et reverse l’argent aux écoles.
De son côté, Karen Liebreich, coauteur du livre The Family Kitchen Garden,
s’efforce de convertir les enfants à la cueillette et a été invitée
dans plusieurs écoles du quartier. Ma fille de 5 ans m’a raconté que des
“ramasseurs de pommes” étaient venus dans son école pour leur
montrer d’où venaient les pommes, comment les ramasser et comment en
faire du jus.
Par une belle journée d’octobre, Debra Morall, mère de deux enfants, se
tenait debout sur une chaise à un arrêt de bus. Pendant qu’une file
ininterrompue de voitures passait à côté sur Chiswick Lane, Debra, armée
d’un long cueille-fruits, ramassait les poires dépassant d’un arbre
au-dessus de la rue. “Les prix des produits alimentaires augmentent et la récession oblige tout le monde à surveiller ses finances, explique-t-elle. C’est
idiot de laisser des fruits pourrir sur un arbre pour aller dépenser
une fortune chez l’épicier. Et puis, je veux que mes enfants sachent
d’où vient la nourriture.”
“C’est gratuit et on s’amuse”
Souvent, les ramasseurs évoquent également de nobles motivations de principe. “Le scrumping est une façon de reprendre la part de liberté que la société de consommation nous a fait perdre”,
explique Simon O’Grady, professeur des écoles, qui a récemment
découvert le scrumping avec ses enfants sur un terrain abandonné. “Nous payons des gens pour garder nos enfants pendant que nous allons au supermarché, là c’est gratuit et on s’amuse.”
Il reconnaît toutefois que l’exercice n’est pas entièrement dépourvu de
mauvaises surprises. Comme lorsqu’un rat lui a passé sur les pieds et
qu’il n’a pas bronché. “Je ne voulais pas que les enfants interrompent leur cueillette.”
Certains poussent le concept encore plus loin. Richard Reynolds, baptisé
le “Guerrilla Gardener”, plante ses fruits et légumes – choux, salades,
haricots et oignons – sur des parcelles qui ne lui appartiennent pas.
Il a ainsi fait une très bonne récolte de fraises sur un îlot entourant
un des pieds du Blackfriars Bridge, tout près de la City. “Pendant
et après la guerre, les gens cultivaient leur jardin pour avoir assez à
manger, se souvient-il. Aujourd’hui, nous sommes confrontés aux
banquiers, à la crise économique mondiale et au réchauffement
climatique. Les gens ont besoin de voir ce qu’ils peuvent faire face à
cela.”
Le dimanche soir, après avoir ramassé des fruits en famille, je racontai
notre escapade à une mère assise à côté de moi pendant le cours de
natation de nos enfants. Lorsqu’elle me répondit combien elle regrettait
de ne pas avoir le temps de faire la cueillette – payante – dans une de
ces fermes des environs de Londres, notre expédition sauvage en famille
m’apparut encore plus délicieuse.